Entretien avec Bruno Philippe, violoncelliste – Concert Schubert, Bach à l’Opéra de Rouen Normandie
Comment ressentez-vous ce concerto de Carl Philipp Emanuel Bach ?
Il est pour moi très lumineux et habité. Les premiers et deuxièmes mouvements sont bouleversants, presque opératiques. Carl Philipp Emanuel Bach revient à la mode mais il a été longtemps laissé de côté au profit des concerti de Haydn. Je ressens dans cette œuvre une écriture très classique et codifiée, mêlée à une émotion baroque qui surgit comme un sous-texte. Cette alliance en fait un concerto singulier.
Quelle est la place du violoncelle ?
Il tient le rôle de soliste avec des moments de bravoure comme au premier et au dernier mouvement, mais apparait aussi tel un chanteur d’aria d’opéra, au deuxième mouvement notamment. La partition du violoncelle est exigeante mais si bien écrite qu’elle est très jouissive à jouer. Comme le piano d’un concerto de Mendelssohn, le violoncelle se glisse dans l’écriture fulgurante de Bach avec une vraie jubilation.
Pour Carl Philipp Emanuel Bach, la sincérité est essentielle pour convaincre et émouvoir. Il écrivait qu’un musicien ne peut émouvoir sans être lui-même ému. Cela résonne-t-il en vous ?
Il m’est en effet impossible d’émouvoir sans être moi-même ému mais, sur scène, je me dois de ne pas être submerge par mes ressentis. L’émotion se vit en amont, lors du travail autour de l’œuvre. Sur scène, je me sens comme l’avocat de la pièce que je joue et c’est la sincérité qui compte, plus que l’émotion. Je dois dire aussi que certaines œuvres sont tellement puissantes qu’elles dépassent le ressenti de l’interprète. C’est le cas de Bach. Sa musique n’a pas besoin de l’affect de l’interprète pour toucher l’audience. Cela pourrait même fausser son message. Même jouée par un ordinateur, sa musique est déjà bouleversante !
Vous est-il arrivé d’être cueilli par l’émotion lors d’un concert ?
Oui, mais c’est rare car nous sommes rodés aux disques, aux enregistrements, aux captations vidéo et avons tellement peur de la fausse note que le lâcher prise est exceptionnel. Éprouver l’émotion en amont et s’imprégner profondément de la partition permettent de vivre ces moments d’exception.
Depuis votre Victoire de la Musique Classique en 2018, votre enthousiasme musical a-t-il changé ?
Je pense que les vraies promotions sont celles qu’on s’accorde à soi-même. Mon ressenti n’a pas changé mais l’âge modifie mon rapport à la musique. Plus jeune, j’avais envie de montrer ce que je savais faire et je me servais de la musique plus que je ne la servais. C’est un processus normal. En grandissant, je sers davantage la musique en me libérant d’un égo qui, pourtant, est nécessaire pour monter sur scène, un exercice extraordinaire mais aussi stressant. Je mesure, depuis le confinement, l’importance de ce rituel sacré que je perçois comme une chance encore plus précieuse. Ce qui est sûr, c’est que je suis toujours aussi heureux de jouer.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier •