En partenariat avec La Factorie, maison de poésie de Normandie
Chaque saison, nous élargissons nos horizons musicaux en invitant La Factorie, maison de poésie de Normandie, à partager au sein de nos programmes de salle une série de poèmes. Retrouvez ici l’ensemble des poèmes sélectionnés pour la saison 2022-2023.
Rigoletto, Verdi
Combien sommes-nous
À survivre à la surface
D’un moi inventé
Le ciel sans naturel à offrir
La pollution annihilant le jour
Les néons qui confisquent la nuit
Mensonge et construction de plastique
Sur toute parcelle d’imagination
Déchirer à pleine dent l’appel d’offres
Que nul n’a demandé
En donnant un haut-parleur à sa douleur
Voir son reflet et s’y reconnaître
Est une œuvre qui n’a de sens que pour soi
Peut-être aussi le début
D’une mélodie dans laquelle brille
L’hypothèse.
Laura Lutard, extrait de Au bord du bord, éditions Bruno Doucey, avril 2022
Tchaïkovsky, Rachmaninov – Ben Glassberg & Stephen Hough
Il en tomba combien dans cet abîme
Béant dans le lointain !
Et je disparaîtrai un jour
Du globe, c’est certain.
Se figera tout ce qui fut, – qui chante
et lutte et brille et veut :
Et le vert de mes yeux et ma voix tendre
Et l’or de mes cheveux.
Et la vie sera là, son pain, son sel
Et l’oubli des journées.
Et tout sera comme si sous le ciel
Je n’avais pas été !
Moi qui changeais, comme un enfant, sa mine
– Méchante par moment, –
Qui aimais l’heure où les bûches s’animent
Quand la cendre les prend
– Moi, tellement vivante et véritable
Sur le sol caressant.
À tous – qu’importe. En rien je ne mesure,
Vous : miens ou étrangers ? –
Je vous demande une confiance sûre,
Je vous prie de m’aimer.
Et jour et nuit, que je parle ou j’écrive
Pour mes « oui – non » cinglants,
Du fait que si souvent – je suis triste,
Que je n’ai que vingt ans,
Du fait de mon pardon inévitable
Des offenses passées,
Pour toute ma tendresse incontenable
Et mon trop fier aspect,
– Écoutez-moi ! – Il faut m’aimer encore
Du fait que je mourrai.
Tentatives de jalousie et autres poèmes, Marina Tsvetaïeva, 1913, traduit du russe par Ève Malleret, La Découverte, 1986.
Mythologies – Angelin Preljocaj
Ils ont dansé avec ce qui les détruit bu
Des poisons à pleine chope fumé la maladie
Dans des pipes de fer cherché les coups la prison la mort
Rêvé de scandaleuses fins
À la recherche moins d’un châtiment que
d’un Père
Rêvé l’impossible baiser sur le front d’un regard digne,
Qui porte, assure, dise avec confiance :
« Parle ! Les Dieux t’obéirons !
Rien du monde ne résiste à ceux qui osent
Aller avec simplicité à l’inconnu ! »
Tout recommence, rien ne s’use. Ô
Qu’advienne une innocence neuve pour
Tout savoir !
Extrait de Le plus réel est ce hasard et ce feu, Jean-Paul Michel, Flammarion 2006 / Gallimard 2019
Le Voyage dans la Lune, Offenbach
Le tronc volumineux du baobab lunaire est souvent
creusé de cavités suffisamment vastes pour abriter
confortablement une petite patrouille.
Son surnom d’arbre-garde-manger vient du fait qu’il
fleurit à l’intérieur de ces cavités, et que les fruits y
murissent sur des étagères naturelles.
On peut d’ailleurs les faire cuire sans les cueillir,
en disposant au centre un radiateur électrique à
batterie. Bien grillés ils ont le parfum du croissant
chaud. L’arbre n’en souffre nullement. Au contraire
la floraison suivante est plus rapide.
Michel Butor, Herbier lunaire, Éditions de la Différence, 1984
Einstein on the Beach, Philip Glass
Je marche
Je marche dans des égratignures de lointain, entre la ferraille, le béton,
le tremblé des enseignes, le reflet des vitres et la chair des passants,
nos histoires emportées par l’histoire…
La tombée du jour clignote d’une lumière chiche pendue à son absence
et en nous le déplacement est continu
disant monde en nous contenant dans lui,
mais sans connaître comment nous vivons
comment il vit comment nos vies font un
poussant les vantaux et les portes
avec des yeux minéraux dans les pupilles d’un inconnu
et le monde a une tête inconnaissable
et nous l’énumérons comme un garde-fou
car nous sommes dépareillés et divisés par un cil
enflammés par une allumette
sans place juste, sans compréhension
qui ne soit à recommencer aux balbutiements
nous hélant loin à un estuaire de nous-mêmes
jetant aux comètes des voeux de félicité et des pierres à nos faces.
Il y a des choses que non, Claude Ber, Éditions Bruno Doucey, 2017
Mozart, Schumann – Roderick Cox & David Fray
Toutes les joies des aïeux
ont passé en nous et s’amassent ;
leur cœur, ivre de chasse,
leur repos silencieux
devant un feu presque éteint…
Si dans les instants arides
de nous notre vie se vide,
d’eux nous restons tout pleins.
Et combien de femmes ont dû
en nous se sauver, intactes,
comme dans l’entr’acte
d’une pièce qui n’a pas plu –
parées d’un malheur qu’aujourd’hui
personne ne veut ni ne porte,
elles paraissent fortes
appuyées sur le sang d’autrui.
Et des enfants, des enfants !
Tous ceux que le sort refuse,
en nous exercent la ruse
d’exister pourtant.
Rainer Maria Rilke, extrait de Vergers, 1924-1925
Le Songe d’une nuit d’été, Mendelssohn
Tu étais là
Comme si c’était important pour moi
Comme si nos querelles amoureuses
Avaient la dimension d’un combat à mort
Allez
Jouons-le jusqu’au bout ce petit jeu
Que l’amour se ramène
Là où dans l’air pur on perçoit un chant de victoire
Comme une évidence
Comme si toutes ces histoires étaient possibles
Comme si nous deux
On était capable de parler d’amour.
Hettie Jones, extrait de Drive, 1998 traduit de l’américain par Franck Loiseau et Florentine Rey, Éditions Bruno Doucey, 2001
La Clémence de Titus, Mozart
Tu viens de me quitter
Comme s’éteint la minuterie
En plein milieu de l’escalier
Et j’écoute contre ma coque
Le clapotis des rades
Où s’entassent les rafiots
Qu’on veut mettre
À la casse
Tous les quarts d’heure
La radio donne de tes nouvelles
Car tu portes tous les noms
De cette solitude si naturelle
Aux hommes
Qu’ils en parlent sans
Te nommer.
Werner Lambersy, extrait de L’éternité est un battement de cils, Éditions Actes Sud, janvier 2005
Le Songe d’une nuit d’été, Britten
S’en remettre au jour
et puis un jour on renonce à devenir quelqu’un de bien
pour papa maman
pour le prince charmant pour
cette comédie dramatique
et puis un jour on renonce à réussir sa vie
ce n’est pas ce « il était une fois » qui a mal tourné
c’est simplement le vent
qui a choisi un autre chemin et nous a emportés
avec lui : ce n’est pas le bon,
mais ce n’est pas le mauvais pour autant
ce qu’il faut défaire le conte de fées
ce qu’il faut refaire le monde de fous
et puis un jour on renonce à éduquer les autres
pour s’écouter soi-même
nous sommes des poèmes à nous tout seuls
il nous faut nous relire
Myriam Oh, extrait de Ce n’est pas ce que tu n’as pas dit, mais la manière dont tu t’es tu, Éditions Lunatique, 2021
Faun, Noetic – Sidi Larbi Cherkaoui & le Ballet du Grand Théâtre de Genève
donne-moi tes mains
pour mesurer avec la sueur
le poids qui est
en puissance dans chaque mot
et peut-être de refuser
de faire face
tout disparaît
aucun mot à venir
plus rien
si ce n’est
avec tes mains
la mesure du temps qui passe
et dans cette sensation presque
tout le monde qui vient avec elle
dans le sans mot
instant
quelque chose
peut se passer
Extrait de le présent du présent, Alexis Pelletier, Édition Tarabuste, 2020
Schubert, Bach – Andreas Spering & Bruno Philippe
Dans le vin, fréquentant des amis, je t’ai fuie
– Je concevais pour tes yeux sombres de l’horreur –
Dans les bras de l’amour et les accents du luth
Moi ton fils infidèle, je t’ai oubliée.
Tu allais cependant me suivant en silence
Tu étais dans le vin qu’éperdu je buvais,
Étais dans la torpeur de mes nuits amoureuses,
Étais dans les insultes que je te disais.
Tu calmes désormais mes membres épuisés,
Et tu as pris ma tête contre ta poitrine,
Puisque de mes périples je suis revenu :
Toutes mes fausses routes vers toi conduisaient.
Hermann Hesse, À la mélancolie, traduit par Lionel Édouard, 2014
Serse, Haendel
j’ai faim de toi, de toi qui passes devant moi, j’ai très
envie de toi, je ne sais pas comment, je ne sais rien de
toi mais je t’épouse, je veux savoir ton ventre, ton
visage et tes rides à l’intérieur, je veux bien te palper,
je veux six huîtres de Bouzigues, une pinte de blonde
et un tiramisu café, donne-moi ton prénom, explique-moi,
dis-moi ce que tu penses, mange, dis-moi où tu
habites, dis-moi si je te plais, si je suis belle, mange,
donne-moi ta chemise et parle, oui, parle à voix haute,
gueule, mange, fais des cris, déconne, mange, mouette,
vagis, tes bruits de bouche, mange, gueule, mange,
gueule devant moi, rumine, taureau, jument, belette,
mâche, mâche et remâche mon prénom, régale-toi,
je te veux, croque du sable, mon trésor, mon roi,
ma reine, mon gâté, je te prends, je t’épouse, je t’aime
jusqu’au fond du fond du ventricule.
Victor Malzac, extrait de Vacance, Éditions Cheyne, 2022
Roméo & Juliette – Benjamin Millepied
Dans le train Lille-Paris
Aller nulle part
Surtout pitié personne
Personne personne
Pas parler
De quoi ?
Tout ce qui n’est pas toi
Me glisse entre les doigts
Ton silence arrache le câble
Qui acheminait jusqu’à moi
Les teintes et les intonations
De la planète terre
Où je vais disparaître
Extrait de Extrasystoles, Fanny Chiarello, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, mars 2023
Mahler, Wagner – Ben Glassberg & Sally Matthews
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.
– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche ou rosier.
– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.
Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !
– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !
Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…
– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Arthur Rimbaud, Première soirée, 1870
Cendrillon ou le Grand Hôtel des songes, d’après La Cenerentola de Rossini
Ma nouvelle voisine
Dessine toute la nuit
Une lampe de bureau éclaire son immense table
Et une partie de son visage maquillée.
Elle vient d’un pays
Où les gens vivent dehors la journée.
Elle prépare souvent des crêpes
Qu’elle fait sauter très haut
Dans sa grande poêle
Un sourire aux lèvres
Quand elle les récupère.
Sa maison n’a pas de rideau
Et elle est sur une colline.
Elle est toujours en train de chanter
Habite avec un pélican
Qu’elle traite comme un prince.
Nous ne parlons pas la même langue
Et pourtant nous nous comprenons
Mieux que si nous étions des frères et soeurs.
Thierry Radière, extrait de Poème à Tilda, Éditions les Carnets du Dessert de Lune, 2022
Danser Ravel et Debussy – Thierry De Mey & Pierre Dumoussaud
Matin, j’ai tout aimé, et j’ai tout trop aimé ;
À l’heure où les humains vous demandent la force
Pour aborder la vie accommodante ou torse,
Rendez mon cœur pesant, calme et demi-fermé.
Les humains au réveil ont besoin qu’on les hèle,
Mais mon esprit aigu n’a connu que l’excès ;
Je serais tel qu’eux tous, Matin ! s’il vous plaisait
De laisser quelquefois se reposer mon zèle.
C’est par mon étendue et mon élan sans frein
Que mon être, cherchant ses frères, les dépasse,
Et que je suis toujours montante dans l’espace
Comme le cri du coq et l’ouragan marin !
L’univers chaque jour fit appel à ma vie,
J’ai répondu sans cesse à son désir puissant
Mais faites qu’en ce jour candide et fleurissant
Je demeure sans vœux, sans voix et sans envie.
Atténuez le feu qui trouble ma raison,
Que ma sagesse seule agisse sur mon cœur,
Et que je ne sois plus cet éternel vainqueur
Qui, marchant le premier, sans prudence et sans peur,
Loin des chemins tracés, des labours, des maisons,
Semble un dieu délaissé, debout sur l’horizon.
Anna de Noailles, Poèmes de l’amour, 1924
Roméo et Juliette, Gounod
Sawsana
Nous ne connaissions pas encore les règles du jeu
Nous courions dans la boue et l’asphalte en riant
Sawsana
Je les ai vus entrer dans la poussière
Ils lui ont fait une bouche et ils l’ont scellée
Comment peuvent-ils finir la chanson maintenant ?
Sawsana
Je sais seulement de la vie ce que les poissons savent de l’air
Et le silence du plomb
Qui sommes-nous ?
Une histoire oubliée dans les décombres
Quand l’eau jette un doute
Elle devient salée
Nous ne sommes ni doute ni eau ni sel
Nous sommes l’incarnation même des tempêtes.
Notre seul défaut est d’être coincés
Sous les décombres de l’univers !
Étouffons mon amour
Faisons brûler l’eau…
Mustafa Hazzouri, poète syrien en exil