L’opéra reprend l’histoire vraie des seize Carmélites de Compiègne condamnées à mort et guillotinées le 17 juillet 1794, dix jours à peine avant la chute de Robespierre. Elles seront béatifiées en 1906. Mercredi 18 décembre 2024, elles ont été canonisées par le pape François.
Entretien avec Tiphaine Raffier, metteuse en scène des Dialogues des Carmélites.
Votre mise en scène s’ancre-t-elle dans l’époque du livret, à savoir la Révolution française ?
Dans cette mise en scène, le contexte historique de la Révolution française est évoqué par le texte projeté plutôt que par l’esthétique. Ce texte, que j’ai écrit, accompagne les interludes composés par Poulenc pour la création française et permet de situer l’action dans le temps tout en offrant une perspective plus sensible, presque affective, sur l’état du pays et le soulèvement imminent. J’aimais l’idée de passer de l’écrit au chanté : confronter le silence de l’écrit à la puissance lyrique et liturgique du chant, porté par les personnages et les religieuses. Cette alternance fait voyager le spectateur entre une voix intérieure, presque murmurée dans sa propre tête, et les dialogues des Carmélites — dialogues qui, d’ailleurs, relèvent du fantasme de Bernanos, car on sait que les Carmélites ne se parlaient que brièvement, et uniquement pendant les temps de récréation. Le titre de l’opéra, en soi, est un oxymore parfait, résumant une œuvre construite sur l’alliance des contraires.
Comment retrouve-t-on cette alliance des contraires dans la musique ?
Dans chaque scène, une tension constante s’installe entre la grâce et le chaos, et cela dès les premières mesures. L’opéra ouvre sur un contraste saisissant : alors que la musique traduit le tumulte et l’angoisse liés à l’émeute extérieure, l’action, elle, se déroule chez un aristocrate, dans un intérieur parfaitement ordonné. Le personnage du père de Blanche incarne le décalage d’une génération en rupture avec son époque. Il devient presque une métaphore de la voix du roi, celui qui n’a pas réussi à prévoir le soulèvement de son peuple.
Ce jeu de contrastes atteint son apogée à la fin de l’opéra. La partition ne s’achève pas sur le son brutal et implacable des seize coups de guillotine mais par des accords plus calmes et célestes, comme une âme qui s’élève. On peut y voir une consolation fragile. Le noir ne tombe pas sur la guillotine : une lumière subsiste.
« Par un détail poétique, une perspective d’avenir s’ouvre et rappelle que cet opéra est une œuvre de croyance qui affirme que la grâce est possible. » Tiphaine Raffier
Cette dernière scène nous dévoile une Blanche qui, par vœu de martyre, s’est libérée de ses peurs et a pris en main son destin. Quel est le parcours de Blanche ?
Blanche aspire à être une combattante, à prendre son destin en main, à dépasser sa peur. Pourtant, à cette époque, les options qui s’offrent aux femmes se limitent au mariage ou au voile. Lorsqu’elle choisit d’entrer chez les Carmélites, c’est avant tout pour se protéger et fuir la mort. Mais, au sein du couvent, elle ne sera confrontée qu’à des visions d’horreur. Dès son arrivée, Constance lui révèle avec une légèreté confondante qu’elles partagent un destin commun : elles mourront ensemble. Plus tard, Blanche doit à nouveau affronter la mort avec celle de la Prieure, une figure maternelle de substitution, elle qui a perdu sa propre mère en couche. La Prieure, dans ses derniers instants, blasphème et avoue sa terreur face à la mort, abandonnée par Dieu.
Bernanos confronte les multiples attitudes face à la mort. Il y a la joie candide de l’enfant, mais aussi la voie du philosophe, qui a passé sa vie à méditer sur la mort sans y trouver de réconfort au moment ultime. Blanche, elle, suit un véritable chemin de croix. Après avoir douté, tremblé et fui la mort, elle finit par se relever et l’affronter avec un courage inattendu. Comme le Christ au jardin des oliviers, qui avoue lui aussi sa peur de mourir, Blanche, et peut-être Poulenc, montrent que ceux qui doutent peuvent, paradoxalement, être les plus courageux au moment décisif.
Propos recueillis par Solène Souriau • décembre 2024
Entretien avec Hervé Niquet, chef d’orchestre du concert Saint-Saëns, Godard.
Vous partagez avec nous « le style français », colonne vertébrale de votre démarche. Qu’a-t-il de si particulier pour vous ?
Le style français, c’est la légèreté et la profondeur. Une musique sensuelle et subtile, qui regorge de richesses, sans le dire. C’est la rigueur sur le fond et la fantaisie sur la forme. Elle a cet air de bordel, de désordre un peu foutraque mais construit sur une écriture extrêmement précise et ciselée. Les compositeurs français sont des mélodistes hors pair, des coloristes incroyables. Il s’agit là de transmettre leur langage, notre langage !
L’ombre de Wagner plane sur les compositions d’Augusta Holmès et Henri Duparc. Est-ce aussi son influence que vous souhaitez faire entendre ?
Une certaine « wagnéritude » transpire de ce savoir-faire français mais, l’air de rien, ces pièces restent parisiennes. On y entend l’admiration pour Wagner et l’écho de ses grands effets, cependant, elles demeurent éminemment françaises. Ces deux œuvres sont des petits bijoux. Chacune exprime un état d’âme, à nous de créer le bonheur ou la mélancolie qui l’entoure.
Que provoque en vous la Symphonie n°2 de Godard ?
Godard aurait pu être un très bon compositeur de musiques de films. Cinquante ans plus tard, il aurait fait le plaisir d’Hollywood. D’ailleurs, de nombreuses orchestrations françaises ont eu les faveurs du cinéma. C’est cette désinvolture apparente et ces couleurs foisonnantes qui en font tous les attraits !
Travaillez-vous le contexte des œuvres avec les musiciens ?
Toujours. Le contexte historique, esthétique ou personnel du compositeur. J’aime raconter la façon de jouer de l’époque. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie est d’ailleurs gourmand de ces récits. Cela enrichit notre manière de jouer.
Edgar Moreau vous rejoint pour le Concerto n°1 de Saint-Saëns. Qu’aimez-vous de son jeu et comment abordez-vous la rencontre avec un soliste ?
C’est la première fois que nous travaillons ensemble. J’aime son approche franche, directe et heureuse. La parfaite description de la jeunesse, voyez-vous ! Accompagner un soliste instrumentiste est, pour moi, toujours une angoisse. C’est lui que le public vient entendre, lui qui est à découvert. Je suis toujours soucieux de lui proposer une réponse à la hauteur de son engagement et de ne pas entraver sa prise de risque. Il faut que l’orchestre soit aussi souple que deux ou trois partenaires d’un bœuf de jazz. Mais nous sommes soixante musiciens à bouger ensemble ! Un véritable exercice de funambulisme.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Avant Saint-Saëns, peu de musiciens romantiques (hormis Schumann en 1850) ont écrit pour le violoncelle comme instrument concertant. Lorsqu’il écrit son Concerto pour violoncelle n°1 en 1872, il souhaite exploiter toutes les possibilités de l’instrument, et par ricochet favoriser le développement de la « musique pure » en France (à côté de la musique qui s’appuie sur des textes littéraires) et remettre au goût du jour des formes classiques comme le concerto ou la symphonie.
Entretien avec Boris Giltburg du concert Mendelssohn, Mozart.
Vous êtes un grand interprète de Beethoven et de Rachmaninov. En quoi Mozart vous parle-t-il ?
Je me sens surtout proche de ses œuvres vocales ; les opéras, le Requiem, la Messe en ut mineur. La beauté de sa musique est inhérente à sa compréhension profonde du caractère humain et des émotions qu’il sait parfaitement capturer dans les notes. Cela rend l’expérience d’écoute extrêmement puissante ! Jusqu’à présent, je ne l’ai pas joué autant que je l’aurais souhaité, c’est pourquoi chaque occasion d’approcher sa musique et son génie m’est précieuse et passionnante.
Peut-on dire de ce Concerto n°20 qu’il a une tonalité romantique ?
Son attrait émotionnel est immédiat. Dès la première note, on ressent le trouble intérieur, la douleur mais aussi la poésie et le lyrisme, parfaitement équilibrés.
Et quelle abondance de thèmes chantants ! L’écriture pianistique est superbe, en grande partie virtuose, très physique, mais toujours au service de la musique et des émotions qui y sont imprégnées.
Comment le piano est-il entré dans votre vie ?
Ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère sont et étaient pianistes et professeures de piano, nous avons toujours eu un piano à la maison. À cinq ans, j’étais convaincu que ce piano était là pour que j’en joue. J’ai demandé à ma mère de m’apprendre mais elle était contre cette idée car elle pensait que nous avions trop de pianistes dans la famille ! Comme j’étais têtu, elle a finalement cédé et m’a donné mes premières leçons.
Que ressentez-vous lorsque vous êtes au clavier ?
Je me sens très chanceux d’avoir ce lien si particulier avec le piano car je trouve que c’est l’instrument le plus polyvalent après l’orchestre. Il nous permet d’avoir accès à un répertoire presque infini. Être au piano, c’est pour moi un sentiment de sécurité et d’excitation. C’est l’un de mes endroits préférés au monde.
Vous construisez une relation forte avec le public en dehors des concerts, à travers votre blog et vos vidéos. Pourquoi est-ce important pour vous ?
Partager la musique est l’une de mes plus grandes joies en tant que musicien. Tout ce que je fais perdrait une grande partie de sa valeur sans public. Se connecter avec un public en ligne n’est qu’une extension du partage de musique dans une salle de concert. Bien sûr, rien, jamais, n’égale l’expérience du live, mais si je peux, en plus de cela, partager autant de musique en ligne que possible ou écrire sur les œuvres que j’aime dans l’espoir de donner au public un aperçu du contexte de leur création, de leur structure et de leur univers, je trouve cela extrêmement enrichissant.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2024
Les enfants de la famille Mendelssohn, sont tous deux des prodiges. Mais si le don de Felix pour la musique est encouragé, celui de Fanny est freiné par son père : elle doit se consacrer à l’apprentissage de sa future vie d’épouse et de mère. Fanny ne cesse pourtant pas de composer, mais les occasions de jouer sa musique se limitent aux concerts intimes organisés par la famille. Parfois, Felix, qui contribue à la garder dans l’ombre, signe même de son nom les œuvres de sa sœur.
Entretien avec Pierre-Emmanuel Rousseau, metteur en scène, scénographe et costumier de Tancrède.
Qu’avez-vous envie de partager avec cette mise en scène ?
Je voulais raconter les deux histoires parallèles qui se jouent dans cet opéra. Celle de Tancrède, chevalier exilé et blessé qui rentre à Syracuse dans un désir de vengeance, et celle d’Amenaïde qui n’a cessé de l’attendre, animée par un amour absolu. Lui, traumatisé par la guerre, est davantage amoureux de l’idée de l’amour que d’Amenaïde et passe complètement à côté d’elle, ne la défendant pas lorsqu’elle sera accusée de trahison alors qu’elle fera tout son possible pour lui prouver son innocence. C’est cet amour discordant et toutes les strates de guerre, de blessure et de revanche qui font son terreau que j’avais envie d’explorer.
Comment l’avez-vous traduit sur scène ?
Par une scénographie sombre où le noir domine, avec quelques incursions dorées, et l’idée d’un Moyen-Âge fantasmé. Je me suis inspiré des films Promenade avec l’amour et la mort de John Huston (1969), qui se déroule pendant la Guerre de Cent Ans, et du Septième Sceau (1957) d’Ingmar Bergman. L’obscurantisme, l’inquisition et le poids de l’église sont particulièrement prégnants à cette époque et je souhaitais rendre ainsi le message plus universel. Tancrède a tout d’un chevalier errant qui court vers sa mort. Il arrive masqué et entre sur scène pour mourir.
Les costumes sont-ils inspirés de ce Moyen-Âge ?
Oui, mais de manière très stylisée, avec des éléments noirs et Amenaïde en or. Nous avons également joué avec les éclairages pour créer des ambiances lumineuses de clairs-obscurs.
Qu’est-il important, pour vous, de faire ressortir de la musique de Rossini sur scène ?
Cet opéra est une commande. Il s’agit du premier opera seria de Rossini et il atteint déjà une acmé à la mort de Tancrède qui est, pour moi, la plus belle page de l’Histoire de l’opéra. Rossini écrit, de manière complètement inédite, une mort naturaliste. La musique se désagrège petit à petit et Tancrède meurt, musicalement, dans un souffle. Une véritable mort de cinéma, qui n’a d’ailleurs pas plu à l’époque, obligeant Rossini à écrire une autre version finale. Tous les rôles sont également exigeants. Le quatuor de chanteurs, pour les représentations rouennaises, est juste extraordinaire. Il révélera la force de ces partitions.
« Je connaissais peu l’œuvre et ai été subjugué par la force de sa musique. » Pierre-Emmanuel Rousseau
Comment vos choix s’articulent-ils ?
Ici, nous partons de la production que j’ai déjà mise en scène, étudions son squelette, vidéos à l’appui, et échangeons sur la manière de nous l’approprier avec les chanteurs.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Anecdote
« Di tanti palpiti », l’air le plus célèbre de la partition, est aussi connu sous le nom d’« aria de’ rizzi » : une légende populaire veut, en effet, que Rossini l’ait composé dans une auberge pendant le temps qu’on mettait à cuire son riz.
Entretien avec Francesca Dego, violoniste du concert Beethoven, Farrenc.
En quoi ce Concerto de Beethoven est-il exceptionnel ?
Écrit en 1806, il constitue le summum du répertoire pour mon instrument. C’est le premier concerto du répertoire à atteindre une telle ampleur. À lui seul, le premier mouvement est aussi long que n’importe lequel des concertos complets de Mozart !
Il a été l’inspiration, ou du moins la référence, pour tous les compositeurs qui ont suivi et qui ont écrit pour violon, à commencer par Brahms.
Comment le ressentez-vous ?
C’est le premier grand concerto que j’ai entendu en concert lorsque j’étais enfant. J’ai commencé à l’apprendre à douze ans et l’ai joué pour la première fois à quatorze ! On peut lire des interviews de grands pédagogues et musiciens du passé qui disent qu’il ne faut pas toucher à cette œuvre avant d’avoir quarante ans et de la barbe ! C’était peut-être courageux ou imprudent de l’étudier si jeune, mais j’ai l’impression que les morceaux que vous apprenez enfant pour toujours sont gravés dans vos doigts. Cela m’a définitivement sauvée du respect craintif pour la musique qui peut être paralysant. Aujourd’hui, je me sens au bord des larmes à chaque fois que je le joue. Même dans un concerto aussi long (presque quarante-cinq minutes !), il n’y a pas une seule note superflue.
Peut-on dire qu’il s’agit d’une œuvre optimiste pour Beethoven ?
Beethoven a choisi les qualités positives et envolées du violon plutôt que ses aspects dramatiques. Dans le premier mouvement, on touche le sublime avec des chants angéliques où l’expérience humaine est élevée au rang de transcendance. Le deuxième mouvement est le morceau de musique le plus sincère et tendre, et le dernier mouvement une explosion de joie de vie.
Comment intégrez-vous votre voix ?
Il faut sentir quand pousser et quand écouter et suivre les lignes orchestrales. Je pense que l’aspect le plus important de cette pièce est qu’on ne peut pas compter sur la virtuosité comme moyen d’expression. Beethoven ne semble pas se soucier des éventuels problèmes instrumentaux du violon mais de la force de la pureté de son idée musicale. Le son doit être imprégné d’une patience sincère et d’une chaleur constante pour permettre à cette musique exquise de se déployer.
Qu’aimez-vous exprimer avec cet instrument ?
Le violon, c’est ma voix, ni plus ni moins. Honnêtement, je ne me souviens même pas de ma vie avant de jouer ! Je l’ai entre les mains depuis l’âge de quatre ans. C’est aussi très spécial de jouer sur des violons historiques anciens, chacun avec sa propre personnalité, que vous apprenez à libérer et mélanger à la vôtre. Je joue maintenant sur un violon Francesco Ruggeri et j’en suis totalement amoureuse. C’est l’un des derniers violons fabriqués par le célèbre facteur crémonais, daté de 1697. L’archet que j’utilise est un Dominique Peccatte fabriqué vers 1850, plein de caractère. Ce sont deux compagnons parfaits qui participent à l’élaboration de chaque interprétation.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Beethoven ayant pris un retard considérable dans la composition du Concerto pour violon (ce qu’on peut constater dans le manque de soin apporté à la graphie dans le manuscrit autographe), l’orchestre et le soliste ont très peu de répétitions, et ce dernier joue presque à vue lors de la création. Beethoven n’aura même pas eu le temps d’écrire les cadences du 1er et du 3e mouvement, ce qui n’empêche pas l’œuvre de rencontrer un certain succès lors de la création !
Entretien avec Katia et Marielle Labèque, pianistes.
Après Les Enfants Terribles, Philip Glass crée pour vous une version pour piano de La Belle et la Bête et Orphée. Quelles sont les richesses de ces œuvres ?
Marielle Labèque : Nous avons rencontré Philip à Los Angeles lors de la création de son concerto en 2015 et il nous a partagé l’envie de travailler ensemble sur cette adaptation de la trilogie. Cela a été un cadeau pour nous, à l’heure du confinement, de nous plonger dans cette création. La Belle et la Bête est organique et virtuose à certains moments. Orphée est plus intime et surprenant avec ce ragtime, par exemple, en ouverture.
Katia Labèque : Ce sont des histoires merveilleuses qui renferment une part de rêve. Une musique qui parle de la création, du pouvoir de l’imagination et de la dualité : la vie et la mort, le monde ordinaire et le monde de la transformation, Paul et Elisabeth, la Belle et la Bête, Orphée et la Princesse, Cocteau et Glass.
Peut-on dire que cette musique chamarrée s’écoute comme un roman ?
K. L. : Elle est liée aux personnages et aux histoires. Il est impossible de ne pas penser au texte lorsqu’on joue la musique de Glass liée à Cocteau.
M. L. : Et c’est l’énergie de nos pianos qui doit prendre en charge ces histoires et la voix des chanteurs. La musique se déploie d’une telle manière qu’on ne sait pas forcement vers quelle direction on va. On a vraiment ressenti cette dimension évolutive lors de nos sessions de travail pour l’enregistrement du disque.
En quoi la musique de Glass tient-elle une place particulière dans votre cœur ?
M. L. : Sa musique dite répétitive est très variée dans ses phrasés, c’est ce qui en fait toute la beauté. Elle contient peu de notes mais est exigeante. Elle pose la question de la simplicité. Tout ce que Philip raconte dans son livre Paroles sans musique me va droit au cœur. Travailler avec lui, c’est se plonger dans un monde que nous ne jouions pas auparavant. Il a une approche très libre de sa musique et laisse l’interprète s’emparer de l’œuvre pour trouver ses propres tempi. Une ouverture précieuse.
K. L. : De grands interprètes jouent Glass à présent et c’est très beau de l’entendre de façons différentes. Marielle et moi le considérons comme le grand compositeur romantique de notre siècle.
Vous aimez travailler avec les compositeurs contemporains, pourquoi ?
K. L. : C’est important de garder toujours un contact avec la réalité musicale de notre époque. C’est une inspiration de travailler avec des compositeurs comme Glass mais aussi Dessner, Muhly, Golijov…
Qu’est-ce qui maintient en vous cette flamme et cette curiosité si vives après cinquante ans de carrière ?
M. L. : Se plonger dans une œuvre comme c’est le cas ici est une chance, une manière de se régénérer. La sensation d’être immergé dans une matière vivante. Il est rare qu’on passe autant de temps, et avec autant de minutie, dans une œuvre. Partager, ensuite, en concert, ce mythe qui parle à tous est un moment magique qui nous galvanise.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Glass est friand de triptyques : outre celui consacrée à Cocteau, il a déjà signé la musique des films de la Trilogie de Qatsi de Godfrey Reggio, a composé trois pièces orchestrales d’après la trilogie berlinoise de David Bowie (Low, 1992 ; Heroes, 1996 ; Lodger, 2019), […] et sa Trilogy Sonata arrangée en 2001 par Paul Barnes reprend des éléments de ses trois portraits musicaux de personnalités réelles : Einstein (Einstein on the Beach, 1976), Gandhi (Satyagraha, 1980) et Akhenaton (Akhnaten, 1983).
Entretien avec Rinaldo Alessandrini, chef d’orchestre du concert Vivaldi, Telemann.
Vous qui avez tant voyagé, c’est votre première fois à Rouen. Comment envisagez-vous votre rencontre avec un nouvel orchestre ?
De manière générale, la rencontre avec un nouvel orchestre repose avant tout sur l’écoute. Il est très important d’entrevoir immédiatement les qualités de l’orchestre et de comprendre le type de travail à réaliser, afin de modifier ou d’adapter certains paramètres d’interprétation aux besoins du répertoire.
Que souhaitez-vous partager avec ce concert ?
Le programme est largement basé sur la musique de danse. Le message musical est donc celui d’une musique légère mais pas banale, fluide mais aussi pleine de détails, pas excessivement complexe mais non dénuée de sens. J’espère que le public percevra un aperçu des coutumes sociales de la première moitié du XVIIe siècle, en Allemagne et en Angleterre, où la danse à la française était un signe distinctif de convivialité et de position sociale.
Telemann a écrit de nombreuses Ouvertures. Pourquoi votre choix s’est-il arrêté sur celles-ci ?
Le programme a été choisi afin d’utiliser le plus grand nombre de possibilités orchestrales. Nous voulions aussi mettre en valeur l’utilisation variée des instruments à vent.
Quel est le motet de Vivaldi que vous allez diriger ?
Ce motet de Vivaldi fait partie d’une vaste production de motets extra liturgiques, destinés à des chanteurs spécifiques. Dans ce cas, il s’agissait certainement d’une soprano particulièrement douée pour le chant, l’agilité et l’expression lyrique. Vivaldi a composé de nombreux motets, dont les voix de destination finale sont connues, sauf pour quelques cas qui n’étaient dédiés à aucune occasion du calendrier liturgique. Ils faisaient partie de l’appareil musical destiné à la messe ou aux vêpres qui, dans l’Italie du XVIIe siècle, constituaient avant tout l’occasion de représentations musicales, parfois en grandes dimensions.
Que provoque en vous ces pièces particulièrement brillantes ?
La musique sacrée italienne de la première moitié du XVIIe siècle n’a rien à voir avec le sens mystique, qui a été peut-être plus évident au siècle suivant. Généralement, le langage musical est calqué sur celui de l’opéra. De là vient la nécessité de s’impliquer dans un discours musical qui ne s’intéresse pas à la modération mais qui exige du spectaculaire, quel que soit le sentiment exprimé.
En quoi la voix de Bruno de Sá est-elle intéressante pour vous ?
Je n’ai jamais travaillé avec lui mais je connais ses caractéristiques de tessiture et d’agilité qui en font un chanteur particulièrement attrayant.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Au sein de l’Histoire de la musique, la productivité de Georg Philipp Telemann est légendaire : avec ses 6 000 œuvres, dont seulement un peu plus de la moitié nous sont parvenues […] il figure parmi les compositeurs les plus prolifiques de tous les temps, de telle sorte que son ami Haendel disait de lui qu’il pouvait écrire une musique religieuse à huit voix aussi naturellement que s’il s’agissait d’écrire une lettre.
Entretien avec Marina Chiche, chroniqueuse France Inter et Chloé Dufresne, cheffe d’orchestre, autour du concert Musiciennes de légende.
Ce concert est une déclinaison de votre livre, Marina. Quelles sont les femmes que vous mettez à l’honneur ?
Marina Chiche : Nous avons choisi des œuvres qui témoignent d’une diversité d’histoires, d’origines et de répertoires, comme un kaléidoscope, pour un concert au format flexible qui permet de partager un récit sur les musiciennes.
Avez-vous une affinité particulière avec une œuvre ou une figure féminine de ce concert ?
M. C. : Louise Farrenc était une grande interprète et pédagogue, Ethel Smyth, une suffragette acharnée, à l’énergie subversive. Toutes sont des rôles modèles, des supports d’identification.
C.D. : C’est la première fois que je dirige Louise Farrenc que j’ai connue tardivement et qui a écrit trois symphonies magnifiques. J’ai une affinité pour D’un matin de printemps de Lili Boulanger, une œuvre fraîche, enlevée, qui m’accompagne souvent et qui se savoure comme un bonbon.
Au-delà de combler un manque, ce concert montre la richesse du répertoire féminin pour inviter à s’en emparer franchement…
M. C. : Ce matrimoine a toujours existé mais il est resté invisible. Il est ressuscité ponctuellement depuis des décennies mais ne s’inscrit pas de manière durable. La question est donc : qu’est-ce qu’on estime digne d’être étudié comme un canon du répertoire ? Comment continuer cet effort de diversité ?
C. D. : Cette invisibilité est d’ailleurs souvent venue après la mort des compositrices, dans le récit de l’Histoire musicale. De son vivant, Louise Farrenc a été soutenue par son mari, éditée et reconnue. Lili et Nadia Boulanger étaient réputées et Ethel Smyth côtoyait Brahms ou Tchaïkovsky. Aujourd’hui, 60 % de femmes étudient la musique en conservatoire mais seulement 30 % de solistes femmes sont recrutées en tant que telles. Il faut que la scène musicale soit le reflet de notre société.
Ce dialogue avec ces femmes compositrices vous amène-t-il à porter un autre regard sur votre parcours ?
M. C. : Je me suis rendue compte que j’avais grandi sans m’interroger sur le fait que je n’interprétais pas d’œuvres de femmes. Chloé est la première cheffe avec qui j’ai joué et cela date d’il y a seulement quatre ans, à Rouen ! Musicienne blanche, je reconnais l’importance d’une éducation d’excellence ce qui ne veut pas dire que je suis un prototype qui valide une histoire unique. L’altérité est un axe essentiel et politique. Cette quête d’émancipation sert tout le monde.
C. D. : Participer au tremplin des jeunes cheffes de la Philharmonie de Paris en 2018 m’a fait prendre conscience que mon genre était un sujet. À Rouen, j’ai dirigé Ethel Smith et me suis plongée dans les mémoires de cette compositrice comme dans un miroir. Je me suis demandée quelle voie j’allais prendre. Celle de Marin Alsop, militante et active dans la sororité, ou celle de Susanna Malkki pour qui être musicienne est tout ce qui compte, au-delà du genre. Nous avons besoin des deux. Je suis pour ma part une « cheffe » engagée. Il faut partager cette autre version de l’Histoire.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
S’il est toujours compliqué pour les compositrices de se faire un nom, les initiatives se multiplient pour les faire connaître. Le festival Présences Compositrices ne programme que des femmes depuis plus de dix ans, l’association ComposHer propose des listes de lecture, des entretiens et surtout des partitions de compositrices.
Entretien avec Lea Desandre et Thomas Dunford autour du concert Chasing Rainbows.
Julie Andrews est associée à des souvenirs d’enfance…
Lea Desandre : Petite, j’avais une passion pour les comédies musicales. Mes parents travaillant dans le cinéma, je passais mes dimanches à regarder des films et notamment La Mélodie du bonheur que j’ai dû voir une cinquantaine de fois ! La chanson d’ouverture The Sound of Music a chamboulé ma vie et m’a sans doute tournée vers l’horizon de la scène. Ce concert est un rêve un peu fou dans lequel Thomas s’est projeté avec enthousiasme.
Thomas Dunford : J’ai grandi avec Singing in the rain et Mary Poppins dont je partageais l’enchantement avec ma sœur. Nos collaborations avec Lea visent à voyager dans les époques, à gommer les frontières et à traverser la musique avec passion. On s’est donc naturellement retrouvés sur ce projet.
C’est aussi une manière de transcender les générations ?
L. D. : Oui, nos grands-parents se sentent aussi touchés et concernés par Julie Andrews que nous, trentenaires. Elle renvoie à un imaginaire collectif fort et convoque un univers de l’enfance fait de poésie et de fantaisie. Elle est un peu comme la reine d’Angleterre, aussi merveilleuse que familière !
Qu’est-ce que Julie Andrews représente pour vous ?
T. D. : C’est une femme qui a eu plusieurs vies. Elle a été enfant prodige de Broadway, muse de Walt Disney, chanteuse, danseuse, actrice, icône de la communauté gay pendant les années sida et reconnue dans de nombreux milieux. Sa longévité et sa vitalité sont remarquables.
Sa voix aussi a de multiples facettes…
L. D. : Elle a en effet chanté depuis son enfance dans différents registres, jusqu’à ce qu’elle perde sa voix suite à une opération. Sa voix a aussi continué d’exister au-delà du chant dans les récits, les livres pour enfants ou encore la narration de films comme dans la série Chronique de Bridgerton où son élocution est reconnaissable par tous et toujours aussi moderne.
Comment avez-vous imaginé ce concert ?
T. D. : Nous avons choisi les chansons qui nous touchent personnellement et celles qui sont emblématiques du parcours de Julie Andrews en cherchant à montrer toutes les facettes de sa carrière. C’est à la fois un hommage et une invitation à replonger dans l’enfance.
L. D. : Les costumes, le récit et la mise en espace participent à cet esprit joyeux et festif que l’on souhaite insuffler. C’est un concert de divertissement comme un feu d’artifice d’émotions ou l’on sort les paillettes et où l’on rêve. Une fête entre amis, un soir à Broadway en France !
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Après avoir chanté durant de longues décennies et triomphé à maintes reprises, Julie Andrews est aujourd’hui la plus grande représentante de l’âge d’or de Broadway et Hollywood.
Entretien avec Émeline Bayart, metteuse en scène d’Ô mon bel inconnu & rôle de Félicie.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous plonger dans cette opérette des Années folles ?
La rencontre avec Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, a été déterminante. Il est venu voir D’Elle à Lui, récital antidépresseur qui rend heureux que je donne depuis quelques années au Kibélé, à Paris, et m’a proposé ce projet. Je suis immédiatement tombée sous le charme de cette opérette que je ne connaissais pas et que je trouve à la fois drôle et profonde. Et bien sûr, la musique de Reynaldo Hahn porte la pièce à merveille !
En quoi l’histoire vous séduit-elle ?
J’ai aimé ces trois destins de femmes, lasses de leur vie routinière, chacune pour des raisons différentes. La première, Antoinette, mariée à Prosper depuis vingt ans, s’ennuie avec son mari colérique et sans égard. Encore jeune, belle et pleine de lumière, elle rêve d’une vie moins austère et d’un amant qui lui fera voir la vie en rose. La deuxième, Marie-Anne, fille unique du couple Aubertin, attend le prince charmant qui lui fera quitter le nid familial et les sautes d’humeur de son père. Sa fraîcheur et son émerveillement face à la vie la rendent très touchante. La troisième, Félicie, la bonne au caractère bien trempé, aspire à une vie meilleure, prête à tout quitter si un homme sympathique et doté d’une belle bourse lui offrait cette opportunité.
Qu’est-ce qui a guidé votre mise en scène ?
Guitry a un vrai talent pour allier vaudeville et saynètes aux accents mélancoliques. Son écriture enlevée et poétique m’a beaucoup inspirée. Je souhaitais que l’on retrouve dans le même espace le magasin, le petit salon où les Aubertin reçoivent leurs invités et leurs appartements. Anne-Sophie Grac, scénographe et costumière, a imaginé une véritable boîte à jouer où les protagonistes évoluent comme dans un ballet avec portes qui claquent, grand escalier et scènes picturales. L’esthétique des années 30 permet aussi une élégance que l’on retrouve dans le décor, les costumes et les accessoires. Un régal pour les yeux !
Vous reprenez le rôle de Félicie, créé à l’époque par Arletty. Pensez-vous à elle ?
Je suis très touchée qu’Alexandre Dratwicki ait autant insisté pour que je joue également Félicie. Je m’amuse beaucoup sur scène ! C’est l’écriture du personnage qui me donne la clé du rôle, et pas la comédienne qui l’a créé, mais comme Guitry l’a écrit pour elle, j’ai souhaité conserver un peu de sa gouaille, comme pour la « citer » afin qu’elle reste dans l’œuvre tel un joyeux fantôme plein de bonnes ondes. Félicie est un personnage haut en couleurs, solaire et attachant.
« Je pense […] ne pas avoir dénaturé l’œuvre tout en lui apportant une touche de modernité, avoir écouté et porté l’écriture de Guitry et Hahn dans sa drôlerie et sa poésie. » Émeline Bayart
Que provoque en vous la musique de Reynaldo Hahn ?
De la joie et de la mélancolie. Il y a des airs, celui d’Antoinette notamment, où l’on passe du sourire à l’émotion. Hahn s’est complètement adapté à l’écriture de Guitry, la composition musicale a du sens, les airs de groupe en témoignent particulièrement, et c’est pour le plus grand bonheur du spectateur.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • 2023
Le saviez-vous ?
Le rôle de Lallumette, jeune homme qui recueille toutes les confidences, est un rôle muet. Il retrouve brusquement la parole à la scène finale pour tirer la moralité de l’aventure.